La Désirade : le médecin qui en savait trop

Article Libération du Jeudi 29 août 1996


La Désirade : le médecin qui en savait trop

On a tenté de le tuer alors qu'il attribuait une vague d'appendicites au mauvais état du réseau d'eau

La Guadeloupe envoyé spécial

Ce dimanche 11 août, le docteur Louis-Marie Le Cabellec passe de chambre en chambre, pour éteindre les lumières de la villa qu'il occupe depuis un an sur l'île antillaise de la Désirade. Le quartier Beauséjour est en fête, et Le Cabellec a offert d'y conduire son voisin Francis et sa petite amie, impatients d'aller "zouker" sous les cocotiers. Les lumières éteintes, le médecin se dirige vers le téléphone, se baisse et voit soudain devant lui une silhouette dans la pénombre. Un homme trapu qui porte un bonnet et un pantalon en treillis. Un créole, un chabin, comme on dit par ici. Un coup de couteau part aussitôt. Le Cabellec entraperçoit l'ombre de son agresseur disparaître par l'arrière de la maison et se traîne sur la terrasse, le couteau planté dans la poitrine. Francis le découvre peu après. La nouvelle de l'agression se répand comme une traînée de poudre sur l'île : "On a tué le toubib"


Pollution. Depuis plusieurs mois, la population a vu son médecin se muer en porte-parole pour dénoncer la pollution de l'eau responsable, selon lui, d'affections intestinales sans précédent. 205 des 1.600 habitants de l'île ont été opérés de l'appendice depuis septembre 1995. A tort ou à raison, les habitants ont établi une corrélation entre cette "épidémie" inconnue en médecine et l'impureté de l'eau qu'ils ont consommée ces derniers mois. Plusieurs d'entre eux ont vu des vers translucides sortir du robinet. Le médecin a croisé le fer avec la direction départementale de l'action sanitaire et sociale (DDASS), exigeant, sans succès, la venue sur l'île d'un laboratoire spécialisé. Gravement touché, Louis-Marie Le Cabellec est transféré au CHU de Pointe-à-Pitre. Une information judiciaire a été confiée au juge Hubert Hansenne. Après les, faits, les gendarmes ont surveillé les deux vedettes qui relient la Désirade et la Guadeloupe. Sous ce bras de mer une canalisation unique au monde livre l'eau potable à l'île montagneuse et aride. Ce tuyau de 15 kilomètres est peut être à l'origine de l'intoxication de la population. Il a été rompu par un bateau près, de la côte, en septembre 1995, puis il s'est disloqué un peu plus sous la pression des cyclones Luis et Marilyn. Privés d'eau courante, les Désiradiens se sont alimentés sur leur citerne, quand ils en possédaient, et sur le château d'eau, anciennement relié à une saline, qui, selon les habitants, n'avait jamais été vidangé.


Vidange en douce. La veille de son agression, le Dr Le Cabellec s'était disputé aux abords du réservoir avec le maire et conseiller général de la Désirade, Emmanuel Robin. Les habitants étaient convaincus que la société concessionnaire des eaux - la Sogea - essayait de le vidanger en douce, avant que des analyses sérieuses soient effectuées. Or le maire est employé par la Sogea, de même que son frère, en qualité d'ouvrier, et sa sœur, chargée des facturations. En plus, sa femme est la représentante de la DDASS sur l'île. Le Cabellec a explosé: "Si vous ne tenez pas le discours que vous devez tenir sur l'eau, a-t-il lancé au maire, je prendrai la parole, le 15 août, devant le préfet." Le médecin avait déjà été victime de deux attentats. Quinze jours auparavant le mécanicien de l'île, Marc Mixture, découvre une torche artisanale sous sa voiture. "Le réservoir avait été percé, et on avait coincé un morceau de papier journal en dessous, qui au contact du tuyau d'échappement devait s'enflammer", se souvient le garagiste. Peu avant, Le Cabellec s'était rendu au réservoir avec un huissier pour y constater le délabrement des lieux.


"Accident." En mai, il manque de quitter la route en pleine garrigue. Cette fois, le garagiste trouve l'alimentation de liquide de frein de sa roue avant droite "sectionnée, net". Sur cette même route isolée, le précédent maire, Mathias Mathurin avait trouvé la mort dans une embuscade, le 22 octobre 1991. Il avait été tué de plusieurs coups de fusil, la langue coupée et le corps brûlé, face contre terre. L'ancien maire avait avalisé la construction du pipe-line d'eau qui devait initialement couvrir la Désirade sur toute sa longueur. Situé à la pointe de l'île, seul le hameau des Galets est directement relié à l'eau guadeloupéenne. Le reste de l'île est connecté au réservoir. Aussi, quand survient la rupture du tuyau, tout le monde s'alimente au réservoir... Sauf aux Galets où les habitants, qui vont puiser l'eau dans leurs citernes, seront dix fois moins touchés par la maladie. Les autres Désiradiens souffrent de violentes douleurs intestinales au côté droit. Ils se plaignent de démangeaisons survenues après la douche. Le. Dr Le Cabellec a alerté la DDASS dès octobre 1995. En janvier, celle-ci assure que l'eau ne contient "aucun signe de contamination bactériologique".


Une eau nauséabonde. Puis des vers font leur apparition dans l'eau du robinet. "Ces vers sont longs de dix à quinze centimètres, explique le médecin. Une partie est mobile et l'autre extrémité forme un tire-bouchon." Un ver est confié au laboratoire de parasitologie du CHU de Pointe-à-Pitre, qui s'affirme incapable de l'identifier. Du coup, plusieurs vers prennent le chemin de la métropole, où ils n'ont pas été encore formellement reconnus. Certains évoquent l'hypothèse de vers marins entrés dans les tuyaux au moment de la rupture sous-marine. Selon des habitants des Galets, la canalisation n'a pas été correctement purgée au moment de la remise en marche du réseau. "J'ai bien trouvé des vers une quinzaine en une seule fois, se souvient Irma Contaret, habitante du Souffleur. Il y en avait de toutes sortes de longueurs. Parfois l'eau devenait jaune et ça sentait."


Des spécialistes déconcertés. Le 4 juin, les autorités sanitaires sont encore dans le brouillard. "Deux hypothèses se dégagent, note la DDASS : un problème infectieux d'origine non déterminée ou l'installation d'une "terreur " à partir de quelques cas groupés, dus au hasard." Quelques habitants sont invités au CHU, ils repartent avec des tranquillisants. De son côté, le médecin, appuyé par une association, SOS Santé Désirade, prohibe la consommation d'eau et conseille à ceux qui l'utilisent d'y ajouter trois gouttes d'eau de javel par litre. A partir de ce moment, les cas vont sensiblement diminuer.

Deux épidémiologistes parisiens viennent à la Désirade, fin juillet. On leur présente un ver, mais ils sont dubitatifs. On leur montre aussi des bouteilles remplies de boue, tirées du robinet : "Ce n'est pas parce qu'une eau est turbide qu'elle est toxique" répond l'un d'eux. La DDASS préfère mettre en cause les diagnostics d'appendicites. La Polyclinique de la Guadeloupe où ont été opérés la plupart des Désiradiens, est implicitement mise en cause. Son chirurgien, le Dr Jérôme Manuceau, s'insurge : "L'appendice est un organe de défense immunitaire, il est en première ligne en cas d'atteinte des intestins". Les appendices enlevés sont du reste, toujours entre les mains d'un laboratoire, Selon ces analyses, sur 109 appendices retirés, 76% étaient gravement atteints. Des chiffres contredits par des analyses partielles effectuées à la demande de la DDASS.


Bousculade. Au lendemain de la tentative de meurtre contre le médecin, c'est de nouveau la bousculade autour du réservoir. Après huit. mois de crise la DDASS a finalement décidé de le vidanger et d'effectuer des prélèvements. Elle déconseille maintenant la consommation d'eau du robinet. Des habitants sont attroupés à la sortie du tuyau d'évacuation, munis de bouteilles. Des employés de la Sogea sont mobilisés pour le nettoyage du réservoir, qui va durer deux jours. Ils pataugent littéralement dans la boue, dans une ambiance étouffante et nauséabonde.


Le Dr Le Cabellec n'a finalement pas fait scandale à la cérémonie du 15 août. Il a été rapatrié dans un hôpital parisien la semaine dernière. Dans un flacon rempli d'alcool, il a emporté un ver de la Désirade.

KARL LASKE


Lien de cet article sur le site web de Liberation

.