Les mauvaises fièvres de l'île de la Désirade

Article Le Monde du 28 septembre 1996


Les mauvaises fièvres de l'île de la Désirade

Un maire assassiné en 1991, une "épidémie" d'appendicites en 1995, une agression au couteau contre le moine-médecin, une vive polémique avec les autorités sanitaires au sujet de l'eau... Un vent malfaisant souffle sur cette petite île des Antilles françaises.

FAUDRA-t-il débaptiser La Désirade ? L'appeler la Maudite, la Mystérieuse ou l'Oubliée ? Jadis les marins de Christophe Colomb l'avaient pourtant nommée de belle manière, cette île ancrée au large de la Guadeloupe. Elle était peut-être rocailleuse et chahutée par les cyclones, mais elle avait au moins le mérite de s'offrir aux découvreurs impatients. La France, cette ingrate, décida par la suite d'en faire une contrée d'exil pour ses "mauvais sujets ", coupables d'ivrognerie ou de désertion. Elle y envoya aussi des lépreux, avec " six mois de vivres et deux nègres ". Maintenant qu'il n'y a plus de lépreux et qu'un bateau vient deux fois par jour de la Grande-Terre voisine, La Désirade survit avec ses 1 605 habitants. Par amour, ils se refusent à la condamner, mais elle ne manque pas d'énigmes.

Il y a d'abord eu, en 1991, l'assassinat du maire, tué par balles et aspergé d'essence. Son corps calciné avait été retrouvé sur la route côtière. Plus récemment, entre août 1995 et juillet 1996, un étrange fléau a frappé la population : deux cent vingt-six personnes ont été opérées de l'appendicite ! Aux Antilles, la nouvelle a fait grand bruit. Qu'arrive-t-il, cette fois, aux Désiradiens ? Leur eau courante serait-elle polluée ? L'unique médecin de l'île, Louis Marie (sans trait d'union) Le Cabellec, a dénoncé "l'incompétence " des autorités sanitaires. Et puis, un soir du mois d'août, le fils des voisins l'a découvert dans sa maison, un poignard de quarante centimètres enfoncé dans la poitrine. Evacué par hélicoptère, il a pu être soigné à temps. Son agresseur, un " métis ", n'a pas été identifié. Nul ne sait si cette affaire a un lien avec celle des appendicites, mais le vent mauvais de la rumeur souffle sur La Désirade.

M. Le Cabellec joue un rôle essentiel dans ce huis clos insulaire. Ce Breton de quarante-cinq ans, au visage blême et creusé de fatigue, a connu un parcours singulier. "Je vivais depuis vingt ans dans le Morbihan, raconte t-il. J'ai voulu changer d'air car je suis atteint d'une maladie qui a entraîné mon divorce et la vente et de ma clientèle. Je me suis retrouvé à la Désirade, en réponse à une annonce. Il débarque le ler juillet 1995 et devient vite un Désiradien de cœur. L'île est un village attachant Noirs, Blancs, métis, tout le monde se connaît. Les plus riches s'attablent parfois à La Payotte, le restaurant sous les cocotiers. Les autres vont à la pêche ou discutent, assis sur des bancs de bois, à l'ombre du mur de la cantine. L'endroit invite tant aux palabres en créole que les anciens l'ont surnommé le " Parlement ". Il faut dire que quelques familles sont ici depuis des générations. Les Saint-Auret, les Tonton, les Robin, tous frères, beaux-frères ou cousins. Le maire, justement, est un Robin, Emmanuel de son prénom, " Mano " pour les copains.

Dans une autre vie, il a travaillé en métropole, aux PTT. Revenu au pays, il a été enrôlé par la Sogea, une filiale de la Générale des eaux. La distribution de l'eau sur l'île relève de sa responsabilité. Son frère Jojo travaille avec lui. Depuis 1991 et l'assassinat du précédent maire, M. Robin gouverne l'île. Une promotion guère surprenante puisqu'il était à la fois l'adjoint et le beau-frère de la victime, Max Mathurin, par ailleurs PDG de la compagnie Air Guadeloupe. Un PDG dont la mort demeure un mystère.

A l'été 1995, " Mano " Robin est contesté. On lui reproche d'avoir "fait virer le curé pour une histoire de fesses " et d'être entouré d'une " cour " : les soixante-sept employés municipaux " Une manière de tenir son monde ", conclut un opposant.

A Pointe-à-Pitre, en revanche, M.Robin passe pour un gestionnaire sérieux, qui n'a pas la tâche facile sur une île pauvre, minée par des rancœurs ancestrales. Le docteur, lui, s'impose comme un homme de culture, amateur d'opéra, féru d'égyptologie et bon paroissien. D'ailleurs, son itinéraire intrigue, entre médecine et foi. Ne se présente-il pas comme un moine? " Après mon divorce, précise-t-il, j'ai effectué une retraite mais je ne suis pas moine. " Toujours est-il que la population le trouve excellent médecin. Il s'improvise même vétérinaire pour sauver la jument du sympathique Jean-Marie Saint-Auret, le maçon au chômage.

Un conflit va malgré tout l'opposer au maire. Ce dernier, apprenant qu'il organise un dépistage du sida, s'insurge: "Imaginez les rumeurs ! La Désirade est foutue ! " Finalement, le dépistage aura lieu, à titre individuel. Mais d'autres soucis s'annoncent: de septembre 1995 à février 1996, le docteur relève cinquante-cinq cas d'appendicites ! La majorité des malades sera opérée à la polyclinique Morne Jolivière de Pointe-à-Pitre. Le docteur Jérôme Manuceau, chirurgien dans cet établissement privé, confirme qu'il s'agit d'appendicites.

Inquiet, M. Le Cabellec alerte à plusieurs reprises la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), qui finira par dépêcher ses enquêteurs. Ceux-ci auscultent une île qui se dit victime d'une inédite " épidémie d'appendicites ". Chaque lundi, des malades se rendent à Pointe-à-Pitre: vingt et une personnes en mars, vingt en avril, trente-quatre en mai, soixante-quatorze en juin ! L'enquête procède par élimination: la nourriture n'est pas en cause, pas plus qu'une fuite d'hydrocarbures à la centrale locale de l'EDF. Devant l'absence de résultats, deux camps vont s'affronter.

D'un côté, les docteurs Le Cabellec et Manuceau signalent qu'à la suite des cyclones de septembre 1995 et de la rupture d'une canalisation reliant La Désirade à la Guadeloupe une partie de la population a dû consommer l'eau courante provenant du réservoir édifié en surplomb du bourg. Or ce réservoir bétonné n'aurait pas été bien entretenu par les frères Robin. Il y aurait, au fond, un dépôt de boue. " Trente centimètres de merde ! " insiste M. Saint-Auret, l'un des rares à avoir pu pénétrer à l'intérieur.

Dans l'autre camp, la DDASS, la Sogea et les Robin. Analyses à l'appui, ils certifient que l'eau est potable et évoquent une forme de " psychose ". Le chirurgien Manuceau est suspecté d'être intervenu à la va-vite, par souci de rentabilité. Et M. Robin d'affirmer qu'il a nettoyé le réservoir " tous les ans au mois de septembre ". Seul problème: les habitants jurent ne l'avoir jamais aperçu dans les parages.

L'affaire tourne à la polémique. Certains Désiradiens voient de l'eau marron couler du robinet, et même des petits vers, qu'ils garderont comme autant de preuves. Promu porte-parole des humbles, le moine-docteur accuse la DDASS de "négligence plus ou moins volontaire ". Sans craindre l'excès de paranoïa, il prétend même que ce " scandale " cache "quelque chose de gros". Or les îliens lui font confiance. " Sans lui, il y aurait eu des morts ", estime un membre de SOS-Santé Désirade, une association créée pour défendre une population désorientée.

Au printemps 1996, M. le Cabellec est victime de deux tentatives d'assassinat. Un soir, ses freins sont sabotés ; il évite de justesse l'accident. Un autre jour, le garagiste découvre sous sa voiture un système de mise à feu. "Qui lui en veut ?" S'interroge l'île en évoquant, sans preuves, des " magouilles financières ". Accusations jugées " ridicules " par le camp adverse. " Le Cabellec est en plein délire messianique ! Il se prend pour un sauveur et s'imagine qu'il y a un complot de l'Etat derrière tout cela ", affirme une source proche du dossier.

Le 11 août, la tension monte d'un cran. C'est la fête des Pêcheurs, l'heure du zouk, l'élection de miss Désirade, mais qui aurait le cœur à s'amuser ? La nouvelle se répand : " on " a voulu tuer le " toubib " dans sa maison ! L'enquête des gendarmes ne donne rien. Pas d'empreinte, pas de portrait-robot, juste un constat intrigant : l'agresseur a utilisé un poignard africain appartenant au docteur. S'il voulait le tuer, pourquoi serait-il venu sans arme ? Déjà, certains enquêteurs suggèrent que le docteur s'est "probablement " blessé lui-même afin d'attirer l'attention. A moins, murmure-t-on, qu'il ne s'agisse d'une affaire privée. De mœurs, par exemple...

On l'aura compris: les ragots courent. Sur le passé du Breton. Sur sa foi. Sur son mal " incurable ". Une maladie "honteuse ", paraît-il. Interrogé par Le Monde, le maire précise : "Je n'ai jamais eu de problèmes personnels avec lui, mais son coté mystique, un peu secte, doit être pris en compte. Dans une petite commune, le docteur, c'est comme le bon Dieu, un personnage important " Autrement dit, cet homme malade, en quête de " réconfort ", selon le maire, serait devenu plus qu'un simple médecin. Et M. Robin de conclure par une métaphore: "Des gens viennent sous la peau d'un agneau et on découvre après que ce sont des loups-ravisseurs, même s'ils ne le font pas volontairement. "

La population persiste à soutenir son " toubib " et n'ose boire l'eau du réservoir que la Sogea a pourtant vidangé. " Ils nous prennent pour des dingues, ils nous laissent crever ! " s'emportent les plus virulents. Car ils n'ont tout de même pas inventé ces douleurs ! Des familles entières, celle du maçon par exemple (cinq enfants), ont été touchées. "J'ai vu des gens qui souffraient vraiment ", admet un médecin extérieur à la mêlée.

Il reste donc à expliquer ce mal mystérieux. Le Réseau national de santé publique (RNSP), Instance placée auprès du ministère de la santé, s'en est chargé le 28 août, dans un rapport dont le titre, à lui seul, résume la position des enquêteurs. Il est ici question d'"épidémie d'appendicectomies". L'appendicectomie étant l'intervention chirurgicale liée à l'appendicite, il y aurait donc eu une augmentation anormale des interventions ! Autrement dit, la plupart des malades ne devaient pas être opérés. Un constat lourd d'accusations pour le chirurgien.

Ce document, auquel le Monde a eu accès dans son intégralité, précise qu'en examinant des "lames" (coupes) de cinquante-trois appendices le professeur Nicole brousse, de l'hôpital parisien Necker, n'a confirmé le diagnostic d'appendicite aiguë que dans un seul cas. Les maux de ventre pourraient être dus à l'abus d'antibiotiques !

Dès lors, la responsabilité des deux médecins est engagée: "Dans un contexte insulaire et du fait du recours à une filière médico-chirurgicale unique dont les réponses ne semblent pas avoir été appropriées, un climat d'inquiétude a vraisemblablement été à l'origine de cette flambée épidémique d'appendicectomies." Selon les enquêteurs, qui préconisent des " mesures d'accompagnement Psychologique" de la population, l'eau est potable.

Le dossier est-il clos pour autant ? Après avoir saisi la justice, MM. Le Cabellec et Manuceau exigent que l'inspection générale de la santé et le Comité national d'éthique déterminent les vraies responsabilités. Le chirurgien dénonce l'"incompétence" des épidémiologistes du RNSP. D'après lui, le diagnostic d'appendicite est l'un des plus délicats qui soit et il estime que le professeur Brousse n'a " aucune expérience " en la matière. Accusant la Ddass d'être " gravement impliquée dans ce scandale " (les prélèvements d'eau n'auraient pas été effectués aux bons endroits), Il s'en prend aux "bureaucrates incompétents et malveillants ". Enfin, il apporte un nouvel élément. A la demande d'une Désiradienne, de l'eau provenant - selon elle - du réservoir a été analysée par le laboratoire du conseil général de la Haute-Vienne. Or les résultats contredisent ceux de la DDASS et de la Sogea : l'eau est jugée " impropre à la consommation humaine " !

De rapports en analyses, les habitants s'égarent. Seule certitude : certains se plaignent toujours de douleurs intestinales et de pertes vaginales... Quant à Louis Marie Le Cabellec, au repos dans une clinique vendéenne, il envisage malgré tout son retour aux Antilles, " pour poursuivre le combat ". En attendant, son successeur va s'installer avec femme et enfant dans la maison qu'il occupait face à la mer. De là, c'est vrai, la belle Désirade paraît paisible.

Philippe BROUSSARD