Risques microbiologiques et toxiques de l'eau

Entretient avec le Professeur P. Hartemann




LE CONCOURS MEDICAL - 13/03/99


RISQUES MICROBIOLOGIQUES ET TOXIQUES DE L'EAU



Un entretien avec P. HARTEMANN Professeur Faculté Médecine
Dép. Environnement et Santé Publique
Université Henri-Poincaré
Nancy 1

Propos recueillis par Ch. MAILLARD



Quels sont les agents microbiologiques susceptibles d'être transmis par l'eau?

L'eau peut être vectrice de nombreux agents microbiologiques. Les bactéries pathogènes (salmonelles...) sont éliminées en même temps que les germes indicateurs de contamination fécale par un traitement de désinfection facile à appliquer. Mais de nombreux virus susceptibles d'être excrétés par voie fécale (VHA, Entérovirus - dont les poliovirus, les virus Coxsackie - Coronavirus), ainsi que, sous nos climats, deux parasites : Giarda laniblia et le fameux Cryptosporidium parvum, bien connu des Américains et des Russes, résistent à ce simple traitement désinfectant.

Depuis Pasteur et Koch, on sait que le principal risque lié à l'eau est le risque microbien d'origine fécale ; ainsi, en présence de germes indicateurs d'une contamination fécale, l'eau est-elle considérée comme non potable. Ces micro-organismes indicateurs, en particulier Escherichia coli, ne sont pas en eux-mêmes pathogènes pour l'homme, mais ils témoignent dans une eau non traitée de la présence potentielle d'agents pathogènes transmis par voie fécale. Cependant, leur absence dans une eau traitée ne permet pas d'affirmer l'absence totale de risque de transmission d'agents pathogènes (une telle affirmation n'est possible que si l'eau n'a pas été traitée préalablement). En effet, si l'on adapte le traitement désinfectant pour faire disparaître les germes indicateurs de contamination sans se préoccuper de la disparition des germes pathogènes, certains germes pathogènes, plus résistants que les germes indicateurs, ne sont pas détruits. On peut avoir dans certains cas, une eau conforme à la norme de potabilité microbiologique contenant pourtant des agents pathogènes (virus ou parasites), comme l'a montré l'épidémie de Milwaukee en 1993 : 400 000 des 800 000 habitants de cette ville ont été atteints d'une cryptosporidiose (Cryptosporidium est insensible au chlore) avec une eau désinfectée ne contenant plus de germes indicateurs. Les Américains ont ainsi appris à leurs dépens que la désinfection de l'eau ne règle pas tout : un bon traitement suppose aussi une filtration.


Dans quelles situations est-il logique de mettre en cause l'eau comme vecteur d'agents pathogènes ?

La transmission des pathologies infectieuses par l'eau peut s'observer dans trois situations. En situation épidémique, il est facile de mettre l'eau en cause lorsqu'il y a eu préalablement des inondations ou des pluies torrentielles (la consommation d'eau est alors interdite à titre préventif, comme récemment dans le pays de Caux) ou lorsque, une large proportion de la population étant atteinte, l'enquête épidémiologique fait apparaître l'eau comme un facteur commun. La connaissance du germe en cause permet parfois d'exclure le rôle de l'eau (exemple trichinose à Toulouse). Ces épidémies sont soit parasitaires, soit plus fréquemment, en France, virales.

En situation endémique, quelques gastro-entérites virales seraient possibles même avec une eau conforme à la norme de potabilité. Il a été montré au Canada que l'ajout d'une installation de filtration sophistiquée au robinet permet de diminuer de 20 à 30 % la fréquence des gastro-entérites dans une famille. En France, où la filtration se fait en amont, à l'usine de traitement, l'eau pourrait être responsable de 10 à 20 % des gastro-entérites dans les zones où son traitement est limite (un adulte d'un pays développé a en moyenne un épisode de gastro-entérite par an, un enfant en a deux ou trois par an).

La troisième situation est celle des personnes immunodéprimées, notamment les patients atteints de sida, pour lesquelles l'eau du robinet n'a peut-être pas une totale innocuité. Le suivi épidémiologique de la population de Las Vegas a montré que des cas de cryptosporidiose peuvent survenir chez des patients immunodéprimés, et uniquement chez eux, alors que l'analyse de l'eau ne permet pas de détection d'oocystes. La dose minimale infectante est très abaissée chez ces patients immunodéprimés, si bien qu'un seul oocyste pourrait suffire à les infecter, alors qu'il en faudrait de l'ordre d'une centaine pour une personne ayant un bon statut immunitaire. Les eaux embouteillées, excepté celles qui bénéficient d'une excellente protection de la ressource, ne peuvent, elles non plus, être garanties sans micro-organismes (nos méthodes de détection ne nous permettent pas de déceler un oocyste dans un litre d'eau) et, pour disposer d'une eau de boisson répondant à ce critère, l'ébullition serait la solution la moins onéreuse.


Quelle est la qualité de l'eau en France?

En France, l'eau est, en général, d'excellente qualité microbiologique, car, fort heureusement, nous avons toujours mis l'accent sur la filtration, associée à la désinfection. La filtration sur sable capable de retenir les parasites est progressivement complétée par une filtration artificielle sur membrane, qu'il s'agisse d'une micro-, d'une ultra-, voire d'une nanofiltration capable de retenir les virus. Mais ces moyens de traitement ne sont pas uniformément appliqués dans chacune des 30 000 unités de distribution.

Quelques communes rurales ont la chance d'avoir une eau potable à la Source. D'autres ont encore des progrès à faire en terme de qualité microbiologique : certaines ne respectent pas la norme de qualité portant sur les indicateurs de contamination fécale ; certaines les respectent mais au prix d'un traitement désinfectant au chlore sans filtration, ce qui peut laisser la possibilité d'avoir une eau contaminée par des virus ou des parasites.


Quels sont les risques de transmission d'agents toxiques ?

Dans ce domaine, il faut savoir rester humble, tout en se rappelant que l'eau est de loin l'aliment le plus contrôlé.

Il n'y a a priori pas de risques d'intoxication pour les molécules à effet déterministe, comme le fluor, pour lesquels une relation dose-effet a été mise en évidence : les concentrations maximales admissibles (CMA) pour ces produits sont fixées en ajoutant des coefficients de sécurité aux concentrations maximales ingérables n'entraînant aucun trouble (dose sans effet).

Pour les produits à effet probabiliste, comme certains pesticides, il n'y a pas de relation dose-effet : l'exposition à la molécule augmente la fréquence d'apparition de la maladie, mais celle-ci existe aussi chez des personnes non exposées. On détermine alors, à partir de donnés animales et humaines, la concentration acceptable pour que le risque d'avoir une pathologie donnée ne soit pas trop important au sein de la population. L'OMS fixe comme incidence acceptable 1 cas pour 100 000 personnes exposées- vie entière ; la France, comme tous les pays développés, fixe une incidence de 1 cas pour 1 million de personnes exposées-vie entière. Bien évidemment, l'absence de pesticides dans l'eau consommée serait préférable, puisqu'il n'y en a pas naturellement dans l'eau, mais l'évolution de notre société a conduit à ce que la plupart des ressources en eau en contiennent, et il convient donc de mettre une barrière (CMA) pour protéger la santé du consommateur.

La qualité chimique des eaux est déterminée dans chaque pays européen en fonction d'une législation spécifique, qui transcrit la directive européenne. On est donc obligé d'interdire de boire l'eau au robinet lorsque pour tel ou tel paramètre, la concentration maximale admissible est dépassée. Mais la marge de sécurité appliquée pour la fixation de la CMA d'un paramètre est telle que, dans certains cas (les sulfates notamment), ce paramètre peut parfois être trouvé en plus forte concentration dans certaines eaux embouteillées, qui ne sont pas soumises à la même législation.

La concentration maximale admissible en plomb a été modifiée selon la directive européenne en novembre I 998 : elle devra diminuer progressivement de 50 à 25 puis à 10 micro grammes par litre. En effet, l'Union européenne suit les recommandations de l'OMS, qui a récemment révisé à la baisse la valeur de la concentration maximale admissible de plomb pour un nourrisson : elle a été fixée par sécurité à 10 micros grammes par litre d'eau, sachant qu'il ne faut pas dépasser 12 micros grammes par litre d'eau (calcul effectué sur la base d'apports hebdomadaires) pour que la concentration plasmatique de plomb ne soit pas modifiée chez un nourrisson, pour lequel l'eau est la principale source d'apport. Les Américains, eux, ont adopté la valeur de 15 micros grammes par litre d'eau.

Mais, alors qu'il aurait été relativement simple de respecter une CMA fixée à 20 micros grammes par litre, le coût des travaux nécessaires pour respecter la valeur de 10 micros grammes par litre est considérable, de l'ordre de 130 milliards de francs. Le plomb provenant essentiellement du réseau de distribution, toutes les canalisations en plomb devront être remplacées ; en outre, même en l'absence de canalisation en plomb, les soudures en étain, les robinets en laiton libèrent du plomb, ainsi que les tuyaux en plastique, parfois fabriqués avec du stéarate de plomb. Il est donc difficile de respecter cette valeur sur un prélèvement instantané.

Les nitrates n'ont aucune action en eux-mêmes, mais sont précurseurs des nitrites, qui peuvent donner une méthémoglobinémie chez le nourrisson (nous n'en avons jamais observée en France qui soit liée à l'eau) ; la CMA est de 50 mg de nitrates par litre ; la marge de sécurité est donc importante, puisque ce n'est qu'aux environs de 100 mg par litre que les nitrates transformés par certaines bactéries en nitrites pourraient conduire à observer de tels troubles. Le risque lié à la transformation en nitrosamines est, pour le moment, théorique, et il n'a jamais été démontré d'excès de cancer dans les régions (Bretagne) où le taux de nitrates est plus élevé qu'ailleurs.

Pour l'aluminium, la question d'une éventuelle toxicité liée à l'eau n'est pas tranchée. On a pu montrer chez les dialysés la survenue possible d'intoxication à l'aluminium libéré par le circuit de dialyse et cette intoxication a été mise en cause dans la survenue de démences de type Alzheimer. Une étude bordelaise sur la survenue de cette maladie a fait apparaître, par questionnaire, une relation entre la teneur en aluminium de l'eau dans la commune et la fréquence de la maladie d'Alzheimer. Mais divers paramètres devront être contrôlés avant d'affirmer une telle relation. Une étude complémentaire est nécessaire pour prendre en compte l'exposition réelle durant les années précédant l'enquête.

On ne comprend pas pourquoi l'aluminium apporté par l'eau serait incriminé dans l'apparition de la maladie d'Alzheimer, alors qu'il ne représente qu'une très faible part des apports en aluminium, ni pourquoi l'aluminium provenant de l'alimentation (conserves, casseroles, barquettes en aluminium, etc.) serait dénué de toxicité, sauf à imaginer des conditions d'absorption ou de métabolisme différentes.


Quels sont les moyens de contrôle à notre disposition pour affirmer que l'eau consommée est sûre?

Sur le plan de la qualité micro-biologique, si, après une désinfection de l'eau, il reste des indicateurs de contamination fécale, l'eau n'est pas potable et ne doit pas être bue. Si après une désinfection, Ces indicateurs ont disparu, seul un contrôle de la mise en oeuvre de moyens techniques adéquats (application de désinfectant en quantité suffisante pendant un temps suffisamment long ; absence de particules d'un certain diamètre après la filtration) permet d'affirmer que le traitement a été conduit dans des conditions telles que l'on est à peu près sûr de l'absence de pathogènes. L'absence de germes pathogènes ne peut être vérifiée de manière directe (il faudrait le faire avant et après le traitement désinfectant, ce qui serait très coûteux).

La population doit faire confiance à l'auto surveillance du producteur et aux contrôles sanitaires ; toutefois, les consommateurs sauront désormais si l'eau du robinet est conforme à la norme de potabilité ; ils recevront les résultats des analyses, sous la forme d'une synthèse rédigée par la DDASS, en même temps que leur facture d'eau.

Sur le plan de la qualité chimique de l'eau, des études épidémiologiques sont effectuées pour déterminer le retentissement sur la santé des populations lorsque les concentrations maximales admissibles ont été dépassées dans un contexte local. Par exemple, le traitement par le chlore produit avec les molécules naturellement présentes dans l'eau des produits organochlorés comme le chloroforme, cancérigène. On a donc cherché à savoir s'il y avait un excès de cancers dans les communes où la concentration de chloroforme dans l'eau était élevée. Il en est de même pour celles où l'arsenic dépassait la CMA. Mais ces enquêtes sont difficiles à mener et à interpréter, d'autant que le cancer est une pathologie qui se développe sur plusieurs années et que les effectifs de population exposée sont faibles.

Pour les molécules chimiques, les marges de sécurité sont importantes, les concentrations maximales admissibles ont été fixées à partir de données scientifiques. Les dépassements des concentrations maximales admissibles pour les nitrates ou pour des pesticides ne mettent pas en cause la santé des populations de manière immédiate, mais ils sont inquiétants, car ils témoignent d'une dégradation de la qualité des ressources en eau.

La facture de l'eau devient de plus en plus lourde, car des critères de potabilité de plus en plus sévères exigent des traitements coûteux. On a choisi de distribuer une eau conforme à la norme de potabilité, alors que, sur 200 à 400 litres d'eau consommés chaque jour par habitant, seuls 2 ou 3 litres servent réellement à un usage alimentaire et justifient ces critères de qualité. On pourrait envisager de distribuer une eau conditionnée pour l'usage alimentaire, et de réserver l'eau du robinet, dont les critères sanitaires seraient moins draconiens, à un usage ménager. Si cette dernière stratégie semble devoir être adoptée dans certains pays du golfe Arabique, elle n'est pas acceptable pour le moment dans nos pays, pas plus que celle d'un double réseau de distribution (solution onéreuse et dangereuse). La facture d'eau risque donc encore d'augmenter.